Molière, l’énergie à même la langue
Commun sans doute aux classiques du théâtre français, mais probablement d’une manière trés particulière pour Molière, il y a le plaisir de dire la langue. On reproche souvent ce plaisir aux acteurs : ils le feraient trop entendre, au détriment du caractère et de la situation. On dit qu’ils chantent, qu’ils s’écoutent parler, qu’ils perdent le naturel. Cela est vrai et Marivaux demandait que les acteurs ne disent jamais leur texte en ayant l’air de sentir la valeur de ce qu’ils disent ; on pourrait le dire aussi pour Molière.
Mais quel plaisir ! Il y a chez Molière une adéquation si parfaite entre le dit et le pensé, entre ce qui s’exprime et la manière dont le personnage l’articule que l’on ne peut s’empêcher de croire, d’éprouver que la réplique, le dialogue sont une mantière organique presque tangible ; quelque chose qui s’établit dans l’air au sortir de la bouche et demeure, entre l’acteur et le spectateur, comme la chose même du théâtre. Ja vais bravement au devant du reproche que l’on fait si souvent au théâtre français, à la pratique des acteurs français, de trop accorder au langage, à la diction, « de jouer » comme don dit les mots, de réifier la langue et de l’empâter, au lieu qu’elle doit être fluide, se dissoudre, n’être qu’un élément de la signification. Oui, oui c’est vrai, rien de pire que le jeu rhétorique.
Mais quand je dis, par exemple, « il faudra de ces choses dont on ne mange guère et qui rassasient d’abord, quelque bon haricot bien gras avec quelques pâtés en pot bien garnis de marrons » (L’Avare, acte III), j’éprouve si puissament la convergence du texte, l’exacte pesée du signifié sur le signifiant et inversement, leur équilibre et leur embrassement, leur délivrance l’un dans l’autre, qu’au coeur d’une situation comique, laquelle m’a depuis longtemps embarqué et mis hors de moi dans le réel de la représentation, des sentiments _disons même des humeurs_, des relations, des conflits qui font rage, je suis arrêté par une explosion gustative, à la fois stupéfié et ralancé ; il me semble qu’il m’est sorti de la gueule un poème, un bloc de prose poétique d’une telle densité que le cours de l’action me paraît un instant suspendu en l’air.
Bien sûr, on ne joue pas cette déflagration poétique. C’est au spectateur d’en apprécier l’effet. Mais il m’arrive, jouant Molière, d’être soudain ce premier spectateur, tandis que je le profère. Rien à voir avec un mot d’esprit ou un aphorisme ; ni l’auteur, ni l’acteur, ni le personnage ne sont au-dessus, ne jugent, n’administrent une quelconque sentence.
C’est aussi simple que : « Le petit chat est mort ». Ou : « Pourtant quand je me tâte et que je me rappelle, il me semble bien que je suis moi ».
Nous faisons l’épreuve, dans la parole, d’un noeud qui attache tous les éléments, situation, relations, caractère : une sule et même chose resserrée en un instant de théâtre. Quelque chose se passe qui tient à la fois du rien de la vie, de l’existentiel pur, banal, et de l’extase, su satori, de la révélation philosophale : C’est ça, on y est, c’est la vie même. On contate dans le même moment une compacité charnelle et une évidence lumineuse, un rire large et un émerveillement qui ferait pleurer. L’admirable est que ces moments sont aussi les moments où le caractère apparaît dans la splendeur de son vice, de sa naïveté et de sa bêtise. C’est pour lui un moment d’inconscience et d’aveuglement, pour le spectateur une fenêtre sur l’homme et sur soi-même.
Je poursuis sur l’exemple de L’Avare. Au coeur du trivial, dans l’expression la plus mesquine de l’avarice, dite, redite et rebattue obsessionnellement dans chque phrase, il y a une fantastique générosité de la langue.
Il faudrait lire toute la pièce et pointer ce constant double mouvement de don et de rétention qui arme le rôle d’Harpagon, lui offre une réserve de munitions par laquelle il tient le siège où l’enferme son vice, répliquant, attaquant, se défendant, contre-attaquant, brûlant les planches. Dès l’entrée, il s’offre et se retire, délivre et retient sa bile, comme s’il comptait autrant les mots que les deniers : « Hors d’ici tout à l’heure ! Et qu’on ne réplique pas ! Allons, que l’n détale de chez moi, maître juré filou ! Vrai gibier de potence ! ». Don lapidaire de la première réplique, nerveuse et symétrique. Cela procure bientôt une espèce d’enivrement sec et trés bref, qui vous jette dans le rôle et vous affame. Toute la première scène entre Harpagon et La Flèche présente formellement cet aller-retour, cette énergie, à même la langue, de délivrance et de rétractation : « Allons, rends-le moi, sans te fouiller. –Quoi ? – Ce que tu m’as pris. – Je ne vous ai rien pris du tout. – Assurément ? – Assurément.- Adieu, va t’en à tous les diables. »
Le monologue qui suit opère lui-même une avaricieuse résorption après la dépense d’énergie de la première scène : « Certes, ce n’est pas une petite peine que de garder chez soi une grande somme d’argent, et bienheureux qui a tout son fait bien placé et ne conserve chez soi que ce qu’il faut pour sa dépense. » Ce constant oxymore, opposition de deux contraires dans la même figure, est le muscle même du rôle ; il soumet la pièce, les personnages, l’atmosphère de la maison, à son épuisante alternance de tension et de relâchement, de contraction et d’épanchement, dont le corps et la voix de l’acteur connaissent le jeu de force, la fatigue et la jubilation. Que de phrases encore viennent en mémoire imprimer leur flux et leur reflux : « Dix mille écus en or chez soi est une somme assez... Ciel, je me serias trahi moi-même, la chaleur m’aura emporté et je crois que j’ai parlé tout haut en raisonnant tout seul. Qu’est-ce ? » Ou encore : « Il est bien nécessaire d’employer de l’argent à des perruques lorsqu’on peut porter des cheveux de son cru, et qui ne coûtent rien. » Les répliques se referment sur elles-mêmes et se ravalent.
Et lorsuq ele vol de la cassette ôte à l’Avare sa raison de vivre, la langue devient tout à fait folle, fuit, galope, s’époumonne, court après le vide en pure perte : « Je suis perdu, je suis assassiné, on m’a coupé la gorge, on m’a dérobé mon argent ! Qui peut-ce être ? Qu’est-il devenu ? Où est-il ? Où se cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? Où ne pas courir ? N’est-il point là ? N’est-il point ici ? Qui est-ce ? Arrête ! » Harpagon s’effondre avec _ou sur_ l’oxymore le plus ramassé de la pièce : « Hélàs, mon pauvre argent, mon cher ami, on m’a privé de toi... » C’est en scène, alors que je n’y avais jamais pensé, que je sentis la puissance expressive de cette association des mots « pauvre » et « argent », et je me laissai submerger par une ommense affliction, les larmes me venaient, pauvre enfant perdu qui a tout perdu, et cet enfant, c’était mon argent, c’était moi ; ou plutôt l’argent, l’or, la cassette volée, étaient un enfant errant quelque part, et j’étais sa mère désespérée. Alors le texte emmène l’interprète à la mort, on entre dans Beckett : « C’en est fait, je n’en puis plus, je me meurs, je suis mort, je suis enterré. » Harpagon est mort _ un instant. L’acteur est encore là, délesté.
Le calme se fait. Le rôle vous coule des mains, tout le corps peut enfin s’abandonner à quelques secondes lentes de grand repos, et cela fait un bien que je crois partagé par tous ceux qui, dans les rôles-titres de Molière, ont connu la merveilleuse coïncidence de la fatiguq et du moment culminant ; je me souviens, pour les avoir souvent vus, jouant avec eux ou les regardant soir après soir à la Comédie Française, qu’ils avaient oarfois dans les yeux, à certains moments-clefs, ce mélange de félicité et de fatigue ; ils éprouvaient ce sentiment de réplétion, de contentement profond dans lequel, après la démesure comique, à part de toute autosatisfaction narcissique (laquelle doit néanmoins jouer son rôle), s’paise un instant l’acteur secrètement comblé, reconnaissant, livré au contrecoup d’une telle offrande de jeu, d’un tel plaisir de la chair.
Denys Podalydès
Sociétaire de la Comédie Française
Le Monde des Livres – vendredi 14 mai 2010