D'abord, évidemment, cette Celestina est un magnifique rôle pour une vieille actrice et je m'étais dit depuis longtemps que quand j'en aurais l'âge, j'aimerais bien le jouer. Et voilà, j'en ai l'âge. Les beaux rôles pour vieux acteurs, pour vieilles actrices plutôt, ne sont pas légion. Il y a plus d'un Roi Lear, il n'y a qu'une Celestina. C'est peut-être même ça qui d'abord a attiré mon attention, j'étais encore trés jeune alors. Une pièce dont le personnage principal est une vieille femme. Et puis, déjà dans l'âge mûr, il y a 20 ans, je suis arrivée dans cette bonne ville de Madrid où je ne connaissais personne et je me suis lancée toute seule dans un spectacle que je me suis inventé et que j'ai appelé "La chute du mur de Berlin". C'était comme une réflexion autour du thème: les femmes dans les monastères sont enfermées, oui, mais quels sont les murs au dehors, invisibles, si forts? Et j'ai articulé ce spectacle autour de deux discours amoureux, celui de La Celestina et celui d'On ne badine pas avec l'amour.
Ça a été ma première approche au texte de "La Celestina o Tragi-comedia de Calisto y Melibea", première approche à partir de la scène je veux dire. Et la première fois que j'ai pris la dimension réelle de l'extrême originalité de ces deux personnages: Celestina et Melibea. Ce sont deux personnages absolument exceptionnels dans la littérature dramatique européenne, en tous cas dans celle que je connais.
Et maintenant que j'ai fréquenté la totalité du texte, que je travaille dessus depuis plus de deux ans, que je travaille dessus je précise une fois de plus de la scène et pas d'un fauteuil, je peux dire que d'une part, La Celestina, c'est la mère fondatrice du théâtre européen. Tous ses personnages ont fait fortune, les scènes entre maître et valets et entre valets, on n'en compte plus leurs descendantes. Pareil pour Elicia, Areúsa, et toutes les locandieras qui viendront après, les manigances, les ressorts de la comédie, les quiproquos, tout ça a largement prospéré dans notre théâtre. En revanche et trés curieusement, Celestina et Melibea sont demeurées uniques. De Melibea, il n'est resté que la jeune première évaporée qui meurt d'amour. De Celestina, la vieille entremetteuse. Alors que...
Melibea ne meut pas d'amour. Elle se jette de la tour parce qu'elle n'a pas beaucoup d'autre issue. C'est ça ou le couvent. Il y a quelque chose d'assez inoui dans la trés longue oraison funèbre que prononce son père sur son cadavre. Dans cet interminable lamentation sur lui même, il y a, perdues au milieu de tant et tant de mots, deux petites phrases qui disent la vérité de la situation: "maintenant, ma malheureuse fille, je n'aurai plus les craintes et les peurs qui chaque jour m'effrayaient: c'est bien seule ta mort qui me délivre des soupçons et me rend la sécurité" et quelques lignes plus loin il ajoute: "personne n'a perdu ce que j'ai perdu aujourd'hui, malgré une certaine conformité avec Lambas de Auria, duc des athéniens qui, de ses propres mains jeta son fils blessé du navire à la mer". Ça passe trés vite, c'est noyé au milieu d'un flot de paroles, mais ça dit bien ce que cela veut dire: si tu ne t'étais pas jetée de la tour, ma fille, c'est moi qui aurais dû t'en jeter. Melibea se jette de la tour parce que c'est une femme courageuse, généreuse. Elle ne se plaint jamais, elle ne se lamente jamais, elle se met parfois en colère et elle le dit clairement: "pourquoi les femmes n'ont-elles pas le droit de dire leur désir?"
Et c'est là que Celestina entre en jeu. De l'avoir réduite à une entremetteuse crasseuse et/ou à une sorcière un peu débile, c'est vraiment scandaleux.
Quand je faisais "La chute du mur de Berlin" j'ai pas mal travaillé les deux scènes entre Melibea et Celestina, qui sont des plus belles de la pièce. Celestina n'a pas à convaincre Melibea, elle est déjà amoureuse de Calisto. Elle n'a pas non plus à faire des manigances. Elle est là pour l'aider à dire son désir. Une vraie psychanalyste en somme. Et c'est si joli comment elle fait, si intelligent, si doux.
La sympathie qui se noue entre ces deux femmes, l'une déjà vieille, l'autre toute jeune, c'est trop magnifique. Melibea est la seule de toute la pièce qui ne dit jamais de mal de Celestina. Au delà de leur différence d'âge, de classe, elles se rencontrent pour ce qu'elles sont: libres, généreuses, intelligentes, courageuses.
Il y a aussi un autre personnage qui m'intrigue et m'intéresse beaucoup: c'est Alisa, la mère de Melibea. Elle parle trés peu, on la voit aussi trés peu. Mais, aux moments décisifs, ce qu'elle dit et fait, c'est pas rien. D'abord, quand Celestina vient pour la première fois chez elle, elle s'empresse de partir non sans avoir recommandé à sa fille de recevoir la visite et de contenter la voisine du mieux qu'elle pourra. Et on ne peut douter un isntant qu'elle sait trés bien qui est Celestina. Elle dit d'ailleurs. On peut dire qu'elle est bête, inconsciente... je ne le crois pas. Je crois plutôt qu'elle sait trés bien ce qu'elle fait, qu'elle s'est rendu compte que sa fillette n'est pas dans son assiette depuis quelques jours et qu'il faut l'aider. Et qui peut le faire sinon Celestina?
Et quand Melibea s'est jetée de la tour, pendant que Pleberio, le père, se répand en lamentations sur son sort et en imprécations contre le monde et ses méchancetés, contre l'amour et ses tromperies, Alisa, elle, entoure de ses bras le cadavre de sa fille et... s'évanouit? meurt? On ne sait pas, la pièce ne le dit pas mais elle, c'est ce qu'elle dit en tous cas: "parce que si elle est en peine, je ne veux plus vivre".
Celestina, on dit d'elle que c'est une vieille pute, une entremetteuse, une mauvaise femme, une sorcière.
Mais ce qu'on en voit, ce qu'elle dit, c'est bien autre chose. Quand elle parle de son passé, elle ne parle que de son amie, et elle en parle trés joliment. Et quand elle parle aux autres, c'est toujours pour les aider à assumer leur désir, à être libres.
J'ai énormément de plaisr à raconter cette Celestina là: une vieille femme intelligente, séduisante, gaie, drôle.
Et pour aujourd'hui, je m'arrête.